« Je l’entends dans mes rêves, il me dit que je passe devant lui sans le voir. Je l’ai cherché partout en pensant que j’allais le retrouver vivant, mais je ne sais rien de ce qui lui est arrivé. » Un vent sec et tenace accompagne la voix posée d’Adelina García Mendoza. Elle parcourt lentement le vaste terrain qui a été un lieu d’enterrement clandestin de l’armée pendant la décennie 1980.
D’un geste doux, l’élégante femme de 63 ans, cheveux longs et sombres tressés, indique une minuscule stèle en craie blanche plantée sur un monceau de terre recouvert de cailloux, sur laquelle est écrit « Zósimo Tenorio Prado ». Le nom de son époux. « Arrêté le 1ᵉʳ décembre 1983 ». Au-dessous, cette inscription : « Desaparecido hasta hoy » (« disparu jusqu’à aujourd’hui »).
Autour d’elle, d’autres petites stèles et des croix éparses se dressent à l’emplacement d’anciennes fosses communes. Autrefois, l’endroit servait de camp d’entraînement à la base militaire 51, plus connue sous le nom de Los Cabitos, « les petits soldats ». « Un lieu sinistre où l’on torturait et faisait disparaître des corps pendant l’époque de la violence », explique pudiquement Adelina García Mendoza, pour évoquer le conflit armé interne qui a déchiré le Pérou entre 1980 et 2000 et fait près de 70 000 morts et 22 295 disparus, dont presque la moitié dans la région d’Ayacucho.
« On m’a fait passer pour folle »
La caserne, aux abords de la ville d’Ayacucho, nichée dans les Andes, dans le sud du pays, et épicentre du conflit, a été un centre d’opération névralgique de l’appareil militaire dans sa lutte contre le groupe maoïste du Sentier lumineux qui, en 1980, avait déclaré la « guerre populaire » à l’Etat. Los Cabitos est devenu un lieu de torture, de détention, d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées de présumés « terroristes ». De 1983, année du déploiement de l’armée à Ayacucho, à 1992, au moins 500 personnes y auraient disparu. Seule une centaine a été retrouvée.
Aujourd’hui, le bâtiment existe toujours : des blocs de béton, au milieu d’herbes desséchées. Sur le terrain vague jouxtant l’installation flanquée en contrebas de l’aéroport régional, et grignoté par de modestes maisons, des dizaines d’ouvriers se pressent pour transformer le lieu en « sanctuaire de la mémoire ». L’Etat a lancé sa construction en 2022, à la suite des demandes de familles de disparus de disposer d’un lieu de recueillement. Il devrait ouvrir ses portes en juillet 2024.
C’est une nuit de décembre 1983 que le mari d’Adelina García Mendoza a été arrêté. Assise dans le patio de sa maison, au milieu des géraniums et des bougainvilliers, elle se souvient avec précision des coups tambourinés à la porte qui les ont surpris au moment du coucher. Le couple vient d’achever une commande dans leur atelier de charpente métallique, au sein de la maison. A l’époque, Zósimo Tenorio Prado, qui avait suivi des cours à la faculté pour devenir ingénieur agronome, avait décidé de mettre en pause ses études.
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