Le sac de supermarché réutilisable est nonchalamment jeté sur l’épaule. Il paraît vide et Olga, 72 ans, ressemble à l’un de ces passants s’apprêtant à faire le plein de courses à l’orée du week-end, dans ce quartier de classe moyenne à Buenos Aires. A l’intérieur de la profonde besace en plastique, cependant, se trouvent 3 000 dollars, attachés à l’élastique. « Je viens de changer des pesos contre des dollars. J’économise pour un voyage », confie cette retraitée de la fonction publique.
La somme provient d’un pactole remporté dans une salle de jeu. Thésauriser le butin dans la devise nationale était impensable, car Olga, comme tous les Argentins, sent que les pesos fondent entre ses doigts. Aussitôt empochés, il faut soit les dépenser soit les transformer en dollars. L’urgence porte un nom, celui de la maladie chronique de l’Argentine : l’inflation. Au mois d’août, le pays a enregistré un record mensuel depuis trente-deux ans, à + 12,4 %. L’envolée des prix s’élève à 124,4 % sur un an. A quoi bon épargner des pesos aujourd’hui si leur valeur plonge demain ?
« L’épargne en dollars est généralisée en Argentine. Il s’agit d’une monnaie quotidienne, qui n’est pas l’apanage des experts. La question de fond est toujours : quelle est la vraie valeur du peso ? », décrit Ariel Wilkis, sociologue à l’université nationale de San Martin et coauteur de l’ouvrage El dolar. Historia de una moneda argentina, 1930-2019 (« le dollar, histoire d’une devise argentine », Planeta, 2019, non traduit). Faute de confiance dans le peso, le dollar sert non seulement de monnaie d’épargne, mais aussi de référence, voire d’échange.
Les achats de biens mobiliers s’effectuent en billets verts, comptés à l’aide d’une machine spéciale posée sur la table des transactions. Dans les annonces, le prix des voitures et désormais le montant des loyers s’affichent parfois en dollars, face à l’instabilité du peso. Pour la même raison, certains artisans expriment leurs devis dans la monnaie américaine. Les bandeaux des chaînes de télévision et des sites d’information ne s’en tiennent pas à la traditionnelle météo : ils transmettent en temps réel la valeur du peso en dollars. Ou plutôt les différentes valeurs.
Depuis 2019, un contrôle de change a été instauré par le gouvernement de Mauricio Macri (2015-2019, centre droit), puis renforcé par l’actuel gouvernement d’Alberto Fernandez (centre gauche). Il permet à l’Etat de maîtriser la valeur officielle du peso. Le résultat est le même que lors de chaque politique de restriction cambiaire : un taux parallèle, ou « libre », voit le jour. Actuellement, le peso y est deux fois plus faible qu’au taux officiel. Symptôme d’un système complexe, ces deux jauges cohabitent avec une série de taux intermédiaires.
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