les ambivalences d’une armature théorique pour Washington et ses diplomates

Le mot « géopolitique » est resté longtemps sulfureux aux Etats-Unis. Cette approche du monde fondée sur l’étude des interactions entre la géographie, l’histoire et les relations internationales restait entachée de ses origines germaniques et surtout de ses liens avec le nazisme. C’était « la honte de la famille » pour de nombreux géographes. « Un géopoliticien, c’est un homme qui fait irruption dans l’arène politique mondiale avec une bombe dans une main et un plan de conquête planétaire dans l’autre », ironisait, au début des années 1950, le politiste américain John Elmer Kieffer (1910-1990). Et pourtant, elle fascinait. Si le mot restait tabou, la discipline structura profondément la vision stratégique américaine.

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« Destinée à fourbir les armes de la politique de conquête allemande, la Geopolitik a finalement tout autant, si ce n’est plus, fourni une armature théorique qui a grandement alimenté les stratégies américaines qui l’ont contrecarrée avant d’être recyclée au service de l’“endiguement” de l’Union soviétique aux premières heures de la guerre froide », relève l’historien Florian Louis, dans De la géopolitique en Amérique (PUF, 436 pages, 25 euros).

Membre du Groupe d’études géopolitiques de Normale-Sup et de la rédaction de la revue Le Grand Continent, il avait publié en 2022 un très efficace essai, Qu’est-ce que la géopolitique ? (PUF), qui est l’une des meilleures introductions sur le sujet. Ce nouveau et copieux ouvrage de plus de trois cents pages raconte comment cette discipline a conquis une Amérique longtemps plutôt isolationniste. C’est cette passionnante aventure intellectuelle que raconte Florian Louis en adaptant sa thèse de doctorat.

Fascination et inquiétude

Longtemps les Etats-Unis s’étaient désintéressés de la donne planétaire. Au lendemain de la première guerre mondiale, le président américain, Woodrow Wilson (1856-1924), qui fut l’un des principaux protagonistes de la conférence de Versailles en 1919, avait rêvé de poser les bases d’un monde sans guerre, mais l’Amérique s’était ensuite repliée sur elle-même. Plongée à reculons dans le second conflit mondial en 1941, elle se devait de repenser son rôle et d’assumer ses responsabilités de première puissance du monde libre face au nazisme. Elle découvrait alors l’importance de la Geopolitik dans la vision du monde du IIIe Reich et le rôle de son plus fameux théoricien de l’époque, Karl Haushofer (1869-1946). Dans l’Allemagne vaincue de 1918, cet ancien général de l’armée bavaroise, qui devint professeur à l’université de Munich, pensait cette discipline comme une arme contre la paix humiliante imposée par les Alliés. La presse américaine en fit un des principaux inspirateurs des conquêtes hitlériennes.

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