1923. La date est inscrite en rouge sur la veste de survêtement que porte Alfred Msutu Kewana, le directeur du rugby du club de Langa, Busy Bee. Cet homme de 55 ans, dont le père jouait déjà pour ce club d’un township voisin du Cap, en Afrique du Sud, reçoit dans les locaux du club-house. C’est ici sa maison. « Ma femme dit qu’elle passe après le club, mais ça reste la numéro un », plaisante-t-il tandis que d’autres hommes s’affairent sur la pelouse, à la tombée de la nuit. Après leur journée de travail, ces bénévoles préparent l’accueil d’un grand tournoi de rugby, que certains, ici, appellent « la Coupe du monde des Noirs » : une compétition réservée aux équipes des townships de la région du Cap, dix formations venues célébrer, du 23 au 25 septembre, les 100 ans du plus vieux club noir de la province.
Alfred Msutu Kewana raconte « la grande histoire » de ce club qui dépasse la pratique du rugby. « On a aussi fait partie de la lutte », observe ce policier municipal. La lutte, c’est la résistance contre l’ancien régime ségrégationniste de l’apartheid (1948-1994). A Langa, petite cité construite pour regrouper les populations de couleur et les éloigner du centre-ville, le club de rugby a longtemps servi de couverture aux militants, qui profitaient des matchs du dimanche pour se rassembler et parler politique sans être dispersés par les forces de l’ordre.
Après la fin de l’apartheid, Busy Bee est considéré comme un petit club du dimanche. Les instances du rugby lui refusent l’accès aux tournois régionaux, plus prestigieux, plus compétitifs. Pour Alfred Msutu Kewana, c’est une atteinte à l’histoire et au savoir-faire du club. Il saisit la Commission sud-africaine des droits de l’homme et obtient gain de cause en 2005 : Busy Bee peut enfin sortir du rugby des townships, intégrer la cour des grands et jouer contre les autres équipes de la province de Western Cape.
L’équipe recèle quelques talents, dont un futur Springbok, Jongi Nokwe, auteur de quatre essais lors d’un test-match face à l’Australie en 2008. Mais ces athlètes ne font souvent que passer. Le club n’offre pas les conditions nécessaires à leur émancipation. « C’est dur, on n’a pas de gros sponsors, comme la plupart des clubs noirs, mais on est habitués à vivre comme ça », relativise le directeur du rugby de Busy Bee.
Tradition et excellence
Depuis la professionnalisation de l’Ovalie, au milieu des années 1990, tout l’écosystème des clubs amateurs s’est désintégré en Afrique du Sud. « Si vous jouez un match scolaire ou universitaire, vous aurez près de 6 000 spectateurs, alors que, si vous jouez pour un club amateur, le seul spectateur sera votre père », résume Rogan Summerton, éditeur du magazine SA School Sports. De fait, on ne rejoint pas l’élite professionnelle en jouant dans un club de quartier, mais en étudiant dans un lycée prestigieux, souvent privé et aux frais de scolarité inaccessibles pour la grande majorité des Sud-Africains. Et si Busy Bee peut s’enorgueillir d’avoir 100 ans, la pratique du rugby dans les lycées pour garçons remonte au XIXe siècle.
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